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ŤLes vieillards sont-ils des hommes ? Ŕ voir la maničre dont notre société les traite, il est permis d'en douter. Elle admet qu'ils n'ont ni les męmes besoins ni les męmes droits que les autres membres de la collectivité puisqu'elle leur refuse le minimum que ceux-ci jugent nécessaire ; elle les condamne délibérément ŕ la misčre, aux taudis, aux infirmités, ŕ la solitude, au désespoir. Pour apaiser sa conscience, ses idéologues ont forgé des mythes, d'ailleurs contradictoires, qui incitent l'adulte ŕ voir dans le vieillard non pas son semblable mais un autre. Il est le Sage vénérable qui domine de trčs haut ce monde terrestre. Il est un vieux fou qui radote et extravague. Qu'on le situe au-dessus ou en dessous de notre espčce, en tout cas on l'en exile. Mais plutôt que de déguiser la réalité, on estime encore préférable de radicalement l'ignorer : la vieillesse est un secret honteux et un sujet interdit. Quand j'ai dit que j'y consacrais un livre, on s'est le plus souvent exclamé : Quelle idée ! C'est triste ! C'est morbide ! C'est justement pourquoi j'ai écrit ces pages. J'ai voulu décrire en vérité la condition de ces parias et la maničre dont ils la vivent, j'ai voulu faire entendre leur voix ; on sera obligé de reconnaître que c'est une voix humaine. On comprendra alors que leur malheureux sort dénonce l'échec de toute notre civilisation : impossible de le concilier avec la morale humaniste que professe la classe dominante. Celle-ci n'est pas seulement responsable d'une politique de la vieillesse qui confine ŕ la barbarie. Elle a préfabriquée ces fins de vie désolées ; elles sont l'inéluctable conséquence de l'exploitation des travailleurs, de l'atomisation de la société, de la misčre d'une culture réservée ŕ un mandarinat. Elles prouvent que tout est ŕ reprendre dčs le départ : le systčme mutilant qui est le nôtre doit ętre radicalement bouleversé. C'est pourquoi on évite si soigneusement d'aborder la question du dernier âge. C'est pourquoi il faut briser la conspiration du silence : je demande ŕ mes lecteurs de m'y aider.ť Simone de Beauvoir.